La Chèvrerie chronique s'une naissance annoncée
 
Nous sommes en 1940. Le hameau de La Chèvrerie coule depuis des siècles une vie rude et pastorale, à quelques encablures du bourg de Bellevaux. En amont de la cluse du rocher d'Ombre, au bout d'un bras de vallée profonde sans autre issue que les falaises imposantes du roc d'Enfer, La Chèvrerie est le lieu le plus isolé de la «Bella Vallis», la Belle Vallée. De toutes parts, les montagnes forment des remparts. C'est un lieu qui appelle à la claustration mais qui, paradoxalement, ne retient pas prisonnier. C'est un lieu élu où la volonté se concentre sur le labeur et la prière. Un lieu où ne cessera jamais d'exister l'âme des pionniers. C'est ainsi que je j'ai ressenti, lorsque j'ai posé pour la première fois le pied sur cette terre vibrante. Comme dans la plupart des vallées retirées de nos Alpes, les premiers habitants furent religieux. C'est eu 1138 que des moines chartreux sont venus s'établir dans le vallon de La Chèvrerie, sur la terre du prince Aymon de Faucigny, rive gauche du Brevon. La chartreuse de Vallon sera abandonnée en 1536 sous la poussée des troupes bernoises conquérantes, mais les chartreux reviendront au pays sitôt la liberté rendue au culte catholique, à la fin du XVIe. Les familles qui ont emboîté le pas des «défricheurs» en 1652 étaient, à n'en pas douter, courageuses, croyantes et opiniâtres. Elles étaient deux familles : les Pasquier et, un peu plus tard, les Vautey, toutes deux originaires du pays de Gruyère où les chartreux du Vallon étaient venus les mander. Cette contrée suisse était prospère. Les Pasquier et les Vautey avaient les moyens. Ils payèrent aux moines la soulte qui devait les affranchir et exploitèrent librement les terres de La Chèvrerie, contrairement aux autres habitants de la vallée qui restaient soumis au pouvoir féodal. Des générations de Pasquier et de Vautey ont suivi, solides comme le roc, ne craignant ni le diable ni l'enfer, cultivant leur domaine autant que leur esprit ; élevant dignement leurs enfants et vigoureusement leurs troupeaux. La force de leur âme autant que celle de la nature vibre encore sous le tapis de la terre. C'est comme un chant originel qui résonne depuis des siècles dans le jardin des ancêtres ...
 
Nous sommes aux tout premiers jours de septembre 1940. C'est « l'été indien », présagent les paysans burinés par le soleil de toute une saison en alpage. Mais le 8, brusquement, contre toute attente, des pluies torrentielles s'abattent sur le pays. Vite, on se hâte de mettre les bêtes à l'abri, de finir de rentrer le foin et le bois. La tâche achevée, chacun se sèche au coin de la cheminée. On croit à un gros orage d'été, mais on se trompe. Le déluge durera huit jours pleins et finira en apothéose le 15 septembre avec des trombes d'eau. En une semaine, il est tombé le cinquième de la pluviométrie annuelle moyenne. Les paysans sont décontenancés par la brutalité du phénomène ! La montagne ruisselle, la terre argileuse est une éponge imbibée. Les pentes avoisinantes sont gorgées d'eau, on ne peut y poser le pied sans glisser ou s'embourber. Sous la puissance des eaux, des fissures se sont formées dans la partie haute du ravin de la Chauronde. On les observe, on les mesure. La plus conséquente s'étend sur cent mètres de long et un mètre de large découpant une tranche de montagne qui laisse plus de 200 000 m3 de glaise en équilibre instable au-dessus de la vallée. Le phénomène est courant dans les Alpes, commentent les géologues qui notent cependant une amplitude inhabituelle. Mi-septembre, le beau temps revient, les paysans retournent à leur vie quotidienne. Les entailles de la montagne s'assèchent et rentrent tout bonnement dans la nouvelle ordonnance du paysage. On oublie le déluge. Les deux étés qui succèdent sont tout aussi chauds et secs que celui de 1940. La vie continue dans le vallon tranquille. Deux années passent. Puis, après un hiver lourd de neige, les premiers rayons de soleil annoncent un joli printemps. La neige fond en abondance. Nous sommes en mars et, à La Chèvrerie, Bertille rit fièrement de son ventre qui s'arrondit. Son premier bébé va naître à la fin du printemps. Elle a encore le temps de s'activer auprès des bêtes avant de prévenir la sage-femme, à Bellevaux. Quelques journées de pluie fine interceptent l'avancée précoce du printemps. A La Chèvrerie, comme à Vallon, Malatraix ou I'Econduit, on vit depuis des siècles au rythme du temps, des saisons, des nuits qui succèdent aux jours ... Aussi, on prête peu d'attention à ces précipitations anodines si ce n'est, qu'elles troublent l'eau du ruisseau. Mais la nature a ses petits caprices ! Le vendredi 12 mars, bien avant le petit matin, les habitants de la vallée, de La Clusaz à La Chèvrerie, sont réveillés par un formidable grondement qui vient des hauteurs. Aux fermes de la Chauronde, on s'affole. Le bruit est tout proche. La montagne est prise d'un terrible tremblement. En quelques minutes, tout le village est dehors. L'irréversible est devant eux. Dans l'aube naissante, les habitants distinguent nettement la masse menaçante qui s'est mise en mouvement sur le haut du ravin. Elle glisse dans une lenteur irréelle et s'avance inexorablement vers les maisons. C'est l'alerte. Il faut se sauver. Le courant de boue va tout engloutir sur son passage ! Plus bas, à la scierie Monnet, Martinet et Piovano croient à un coup des maquisards. Normal ! Mars 1943, la France est en pleine guerre. Le maquis est dans les montagnes. Tout est possible. Mais à 4 heures du matin, les deux ouvriers tambourinent affolés à la porte de leur patron :  « Monsieur Monnet, Monsieur Monnet, levez-vous, il y a une coulée de boue dans nos chambres ». La glaise qui se tenait sagement en suspens depuis deux ans se déverse sur la vallée. Comme une coulée de lave, la boue fait son chemin. Deux cents mètres par jour environ calculent les éminents géologues dépêchés sur le terrain. Très vite les secours s'organisent et les habitants de la vallée montrent une solidarité sans borne. On déménage les maisons de la Chauronde, on sauve les machines du Joseph Monnet qui, le dimanche soir, assiste impuissant à la disparition de sa scierie sous le flot lent et imperturbable. « Cette boue délayée avait la consistance de la crème au chocolat » témoignera le fils Monnet. Puis la scierie Voisin est menacée à son tour. «Le vieux père Voisin, cramponné farouchement à son arpent de terre natal, s'est rendu à la triste réalité. II a mis en lieu sûr son cercueil, construit par ses soins en 1915. C'est un solide coffre métallique, capitonné et orné de gravures, dans lequel il entend dormir son dernier sommeil en cette terre si ingrate pour les habitants de la vallée, écriront des témoins. Le fleuve de boue gagne du terrain autant vers l'amont que vers l'aval. Les maisons de La Beauveau sont évacuées, également celles de Malatraix. On transporte tout ce qui peut être transporté. Les meubles, les affaires d'intérieur, mais aussi les tavaillons, les portes, les fenêtres ou des morceaux de charpentes. Si l'on en trouve le temps, on démonte les maisons en perspective de les reconstruire plus tard ailleurs. La coulée obstrue toute la largeur de la vallée. Le Brevon est stoppé dans sa course et forme un lac dont le niveau monte rapidement. Le barrage de terre visqueuse menace de se rompre à tout instant sous la poussée des eaux. En dessous, les habitants de La Clusaz ont peur. Le sinistre prend l'ampleur d'une catastrophe. Autorités publiques et journalistes se déplacent. Jean Place, le maire de Bellevaux, s'affaire auprès d'eux. On le distingue par sa haute taille, son geste ample, sa casquette de tweed et son épaisse moustache. A ses côtés, le curé Dupanloup se dépense sans compter pour aider les familles. Tout au fond de la vallée, les soixante-dix habitants de La Chèvrerie sont épargnés, mais ils sont coupés du monde, retranchés derrière le barrage et le lac. Bertille n'est pas inquiète. Le bébé est prévu pour le mois de mai. D'ici-là, tout sera rentré dans l'ordre, se dit-elle avec foi. Des sauveteurs de Rumilly appelés en renfort lancent des passerelles de fortune sur la terre meuble en les arrimant solidement à la roche avec des câbles. En quelques jours, ils parviennent à sortir le hameau de son isolement. Cependant l'électricité ne sera rétablie que deux mois après la catastrophe, juste après la naissance du bébé de Bertille. II faudra attendre cinq semaines pour que la situation se stabilise et que la vallée soit assurée de sa nouvelle physionomie.
 
On évaluera le volume de terre déplacée à plus de deux millions de mètres cubes et la surface en mouvement à 10 hectares environ. Le lac s'étend sur vingt hectares avec une profondeur d'environ vingt mètres dans sa partie médiane. Quant à la plaie laissée par le glissement sur le ravin de la Chauronde, cinquante ans après, on en distingue encore les cicatrices. Désormais, sous les eaux du lac dorment les maisons de I'Econduit. En amont, émergent quelques troncs d'arbres fossilisés. Et derrière un rideau de forêt dense, se cache la chapelle Saint-Bruno. Il faut passer un petit pont de bois au-dessus du Bredon pour accéder à la quiétude du lieu. La Chèvrerie a son lac, un endroit délicieux. La Chèvrerie a ses alpages, des chalets magnifiquement retapés par un passionné de ses terres d'origine et des traditions savoyardes, maire du pays et fils de l'ancien maire qui géra la commune durant 24 ans. Gîtes de Trè-le-Saix, de Petetoz, de Nifflon et de Chavan. On peut demander la clé à Monsieur le maire et y séjourner pour le prix d'une nuitée en refuge. A l'intérieur, meubles, fourneaux, vaisselles, tous authentiques, autorisent à refaire les gestes du passé. Pour survivre, La Chèvrerie a donné un peu de sa terre aux sports d'hiver, mais pas son âme. Quelques modestes remontées mécaniques, quelques hébergements touristiques. Tout n'est pas parfait mais l'authenticité est préservée et la plus belle nature reste inviolée.
Le lac du Vallon de la Chèvrerie
Ce texte est issu du livre "Villages" paru aux éditions Didier Richard. Les auteurs sont Hélène Armand et Jean-Marc Blache. http://www.decitre.fr/livres/Villlages.aspx/9782703802174
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